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«Nous avons déjà dépassé six des neufs limites planétaires»

Interview Publié le 28.01.2025. Mis à jour le 28.01.2025.

L’initiative pour la responsabilité environnementale est soumise en votation le 9 février 2025. Dominique Bollinger, coordinateur durabilité à la HES-SO, expert et chargé de cours, éclaire les enjeux des limites planétaires, le rôle de la Suisse dans la transition écologique et les transformations indispensables pour un avenir soutenable.

Quelles sont les limites planétaires ? En quoi est-ce un enjeu ?

Johan Rockström et son équipe du Stockholm Resilience Center ont identifié neuf limites planétaires qui définissent la biocapacité de la Terre, c'est-à-dire sa capacité à fournir et à encaisser ce qu'on lui prend et ce qu'on lui rejette. Ces limites indiquent un niveau en dessous duquel le système terrestre est considéré comme stable. Si on les dépasse, le système se déstabilise.

Actuellement, au niveau mondial, nous avons dépassé six de ces neuf limites, et une septième est en passe de l'être. Le changement climatique, bien que très discuté, n'est qu'une des neuf limites. Certaines limites sont dépassées de manière alarmante, notamment la biodiversité, avec un facteur de 100. Elles sont interconnectées et s'influencent mutuellement, ce qui peut entraîner des points de bascule irréversibles. Les rapports de la Confédération et de l'Office fédéral de l'environnement confirment ces dépassements. Il est crucial de traiter ces limites de manière systémique, car elles ne sont actuellement pas abordées de cette façon par les États.

À l’échelle mondiale, nous utilisons l’équivalent de deux planètes. L'enjeu est la stabilité du système terrestre, qui est déjà en train de se déstabiliser. Il est essentiel de traiter ces enjeux de manière globale pour anticiper des impacts irréversibles sur le capital naturel. Ce dernier, contrairement à d’autres ressources, est irremplaçable. Si l’on coupe un chêne centenaire, même avec une valise de trois millions sur la souche, il ne repoussera pas. On peut favoriser sa régénération, mais pas le recréer.

Où se situe la Suisse parmi ses voisins européens en terme de durabilité ?

Comparer les pays entre eux n'a pas beaucoup de sens si nous sommes tous en retard. Si tout le monde est mauvais, être un peu moins mauvais ne résout pas le problème. La priorité est de comprendre que si on continue comme ça, ce n'est pas viable à long terme. Les lois de la physique montrent que si l'on prend plus que ce que la planète produit, le système ne peut pas tenir. 

Cela étant dit, non, la Suisse n'est pas un bon élève. Si le monde entier vivait comme les Suisses, nous aurions besoin de trois planètes. Malgré les efforts, la Suisse continue d'augmenter ses extractions de ressources. La croissance économique, mesurée par le PIB, entraîne une augmentation de la consommation énergétique et matérielle totale.

Un rapport de l’Office fédéral de l’environnement montre une réduction de l’empreinte environnementale globale de 26 % par habitant entre 2000 et 2018. Cependant, la population suisse a augmenté de 18 % durant cette période, ce qui réduit significativement cet impact. Pour les émissions de gaz à effet de serre, la baisse par habitant est de 21 %, mais au total, cela ne représente qu’une baisse de 7 % pour l’ensemble de la Suisse. Par ailleurs, d’autres indicateurs, comme la biodiversité, l’eutrophisation des eaux et le stress hydrique, montrent des augmentations préoccupantes notamment pour la biodiversité : 8% d’augmentation par habitant, soit une augmentation de 28 % pour l’ensemble de la Suisse !

Ces chiffres démontrent que, malgré les progrès annoncés, nous n’avons pas inversé les tendances. Certains de nos impacts ont proportionnellement diminué depuis 2000 mais tous dépassent toujours les limites admissibles de beaucoup ; on augmente juste un peu moins vite. Par ailleurs, il est important de comprendre que les gaz à effet de serre et le changement climatique ne sont que des symptômes. Pour les réduire, nous devons changer nos activités, réelles causes de ces dégradations et pas seulement baisser nos chiffres par rapport aux années précédentes.

Que vise l'initiative pour la responsabilité environnementale ?

L’initiative propose de compléter la Constitution suisse, notamment ses articles 2, 73 et 74, qui traitent de la conservation des ressources naturelles et de la protection de l’environnement. Ces articles établissent des principes, mais ne s’attaquent pas aux causes des dégradations. L’initiative introduirait un nouvel article sur la consommation dans le chapitre « Economie », ciblant les causes des dépassements des limites planétaires.

Cette approche est cohérente et systémique, nécessaire pour gérer un problème multifactoriel et interconnecté. Elle permettrait de traiter les causes, plutôt que les symptômes, et d’anticiper un avenir marqué par une descente énergétique et matérielle inévitable.

Est-ce réalisable dans une économie de marché dans le système économique actuel ?

Le système économique actuel est à l’origine des dépassements. Substituer un produit par un autre plus écologique n’est pas suffisant si l’on continue à consommer autant. Pour répondre à ces enjeux, l’initiative propose de repenser le fonctionnement du système économique, notamment en proposant une approche de décroissance.

La décroissance est souvent mal comprise. Ce n’est pas l’opposé de la croissance. L’opposé de la croissance c’est la récession ou la dépression économique, et personne ne désire ceci. La décroissance c’est un projet politique qui anticipe de manière choisie une descente énergétique et matérielle pour éviter des pénuries subies. Il s’agit d’un changement de vision et d’organisation pour répondre aux dysfonctionnements actuels du marché aux sources de ces impacts environnementaux.

Transports, alimentation, consommation : quelles habitudes faut-il changer pour un maximum d’efficacité ?

En Suisse, les trois grands secteurs d'impact sont l'alimentation (25%), le logement (25%), et la mobilité (14%). Il faut manger moins de produits d’origine animale, env. 400 g de viande par semaine, selon de récentes études, sont à la fois bons pour la santé et pour le respect de la planète. Le soja posant problème n’est pas du tout celui des régimes végétariens, c’est celui utilisé pour nourrir le bétail. Il faut également revoir les températures de chauffage et questionner la mobilité individuelle là où elle n’est pas nécessaire, nous avons la chance d’avoir en Suisse un réseau de transports en commun important.

L'économie circulaire érigée comme « solution » est une voie à suivre mais avec précaution : elle a souvent des effets rebonds, comme on le voit avec l'augmentation énorme de la consommation de canettes en aluminium d’un facteur 5 à 6 « justifié » par le recyclage. Il faut repenser notre consommation. Les gestes individuels peuvent aussi faire avancer les choses.

L'initiative est-elle trop "radicale" ?

Les rapports, qu’ils soient suisses ou internationaux, affirment que des changements profonds sont nécessaires pour espérer respecter les accords de Paris ainsi que les limites planétaires. Retarder ces transformations risque de rendre les ajustements encore plus difficiles à l’avenir.

Le Conseil fédéral considère cette initiative comme trop rapide ou trop extrême. Il faut vraiment réfléchir et se poser la question : prendre du temps avant de s’y mettre parce qu’on ne veut pas que les changements soient trop importants, n’est-ce pas un risque qui pourrait aggraver la situation et rendre les adaptations nécessaires encore plus radicales à terme.

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